L‘empowerment, une pratique émancipatrice

Bacqué M-H., Biewener C., (2013). L’empowerment, une pratique émancipatrice, Ed. la Découverte

Note de lecture de Philippe Bernoux

Comment les citoyens peuvent-ils participer à la construction d’alternatives dans et pour la société ? Depuis une cinquantaine d’année, à travers le monde, divers mouvements ont émergé qui ont pris le nom d’empowerment, désignant un “pouvoir d’agir“ ou “pouvoir d’action“ des individus et des groupes. Le sous-titre de l’ouvrage, Une pratique émancipatrice, précise le sens de ce pouvoir d’agir.

Page garde Empowerment

Il s’agit de développer des pratiques qui vont dans le sens d’une émancipation des citoyens. C’est dans le cadre de mouvements sociaux comme les mouvements féministes ou le “black power“, dans des domaines de la psychiatrie, du travail social, de l’éducation populaire, etc. qu’a émergé l’idée d’empowerment. Initiée par des individus ou des groupes, c’est une démarche d’autoprise en charge, self-help avec ne visée de transformation sociale. S’appuyant sur ce qu’ils considéraient comme un déni de reconnaissance de la société à l’égard de leurs groupes, identitaires ou professionnels, ces groupes ont cherché à peser sur le pouvoir institué, voire à le prendre, pour faire valoir, dans la société, une place différente que celle que celle-ci leur attribuait. Plus que des actions individuelles, il s’agit d’obtenir une reconnaissance sociale de ceux que l’on a nommé les have not, les marginalisés ou les subalternes.
La traduction d’empowerment est difficile en français. Pourquoi ? Une des explications serait que le poids du rapport à l’Etat, si fort en France, empêche le collectif ou la communauté de trouver sa place. De fait, les actions d’empowerment sont nées en GB et aux USA, à partir des minorités opprimées ou reléguées. A l’origine, il s’agit de l’émancipation (Paulo Freire, Michel Foucault) de groupes sociaux qui ont internalisé leur oppression. Ces groupes (illettrés, noirs, femmes, etc) cherchent à promouvoir des changements significatifs à partir non de décisions venues d’en haut, mais d’actions d’émancipation venues de ces minorités elles-mêmes.
Les premières actions ont donc été portées par des mouvements sociaux. Puis, le concept a été utilisé d’abord surtout dans une visée thérapeutique, détachée d’analyse ou d’intention politique, sans fondement sur une community. Puis il y a eu glissement vers une rhétorique de responsabilisation et de motivation. Responsabilisation peut être liée à émancipation, à condition de tenir compte des rapports d’inégalité et de pouvoir renvoyant alors au contrôle et à de nouveaux droits. Faute de quoi, les individus sont renvoyés à la responsabilité morale de leur situation. On ne peut parler d’empowerment sans prendre en compte les rapports sociaux.
Historiquement, il y aurait eu trois modèles d’empowerment. A partir de la critique des politiques de développement des années 1970, fondées sur l’industrialisation des pays du Tiers Monde et sur la place des femmes dans ces projets. Les critiques se sont développées par « le bas », par les mouvements sociaux, vulgarisées à partir du livre Womens’s Role in Economic Development (E. Boserup, 1970) montrant qu’une des conséquence de ces politiques a été de marginaliser les femmes, d’aggraver leur situation d’infériorité et leur pauvreté. Il fallait les intégrer dans les projets de développement. C’est en Inde que la réaction aux programmes d’assistance sociale initiés par le « haut » a donné au mot empowerment le sens de « casser les entraves mentales des femmes ». Au bout du compte, l’enjeu était de transformer la société par une vision émancipatrice des relations sociales et par la promotion d’un projet de société (au départ, anticapitaliste, antiraciste, antipatriarcal) qui développe « le pouvoir de », s’appuyant sur les techniques de conscientisation et d’éducation populaire.
Les auteurs consacrent un chapitre à l’internationalisation du terme et à sa généralisation dans le vocabulaire de l’ONU, de la Banque Mondiale (microfinance), à la mobilisation du concept comme critère de « bonne gouvernance » dans le but d’une réduction de la pauvreté globale. Ces usages multiples peuvent intensifier la pression capitalistique de recherche de profit dans le travail. Mais s’ils sont orientés vers la construction d’une conscience critique, vers une resocialisation des relations économiques, ils peuvent fonder les rapports sociaux sur d’autres valeurs que celles du capitalisme libéral.
Dans les politiques publiques des Etats, l’usage multiple du terme empowerment illustre la diversité de ses interprétations, entre social-libéralisme et néolibéralisme, le premier visant à augmenter les capabilities (Amartya Sen) des citoyens et la participation des pauvres pour leur permettre de choisir leur mode de vie, le second s’appuyant sur la logique du marché. Les dispositifs de lutte contre la pauvreté sont traversés par ces interprétations. L’empowerment a été utilisé pour désigner une certaine logique libérale de l’action gouvernementale, centrée sur l’intervention économique de l’Etat, pour promouvoir une responsabilisation des individus qui peut être conservatrice dans le style paternaliste. Elle peut aussi, voulant éviter une intervention venue « du haut », plaider pour une action par les organisations locales, plus ou moins centrées sur les communities.
En France, où le concept a été importé tardivement, les mouvements dits « d’éducation populaire » des années 50-60 (B. Cacérès) ont été pionniers. Deux conceptions se sont opposées, celle de l’éducation du peuple ou bien d’une éducation porteuse d’une visée d’émancipation. ATD Quart-Monde défendant l’idée que les pauvres sont les mieux placés pour proposer des solutions pour éradiquer la misère, a créé une université populaire. Dans les domaines de la santé, de l’éducation, comme dans le champ éducatif se sont développé aussi des mouvements dans l’esprit de l’empowerment.
En Mai 68 et dans la foulée fleuriront des thèses sur l’autogestion, essentiellement dans le monde du travail. Le mouvement féministe, puissant alors en France, posera la question en termes de pouvoir « sur », guère en termes de pouvoir intérieur, de pouvoir « de » ou de pouvoir « avec ». On n’est pas dans une perspective de projet d’émancipation. De même, la politique de la ville restera une politique venue d’en haut et si l’objectif est de passer d’une culture de la dépendance à une culture de la participation, celle-ci se fera dans le cadre d’une politique d’Etat. Puis l’empowerment est adopté dans des domaines très divers, du management entrepreneurial aux secteurs de la santé, de l’éducation, du travail social, etc. Cela prend la forme d’une réaction contre des institutions bureaucratiques, normatives, élitistes, valorisant les individus, plutôt dans la perspective de la tradition libérale, sans dimension collective. Le projet émancipateur, cœur de l’empowerment, n’est guère présent à ce moment dans cette tradition française.
C’est pourtant la visée originelle du concept d’empowerment. Le but demeure l’émancipation, non par moralisation des individus, argument néo-libéral, mais par démocratisation, solidarité et justice sociale. Pas par une disparition de l’Etat social mais une transformation des relations entre le collectif et les institutions. Cela suppose de réfléchir à la notion de pouvoir à travers les structures sociales de domination. Comme pratique d’émancipation, les actions d’empowerment comme force de transformation sociale, peuvent contribuer à faire espérer et émerger « un autre monde possible ».

Laisser un commentaire